MER NOIRE
Un crachin froid s’était mis à tomber lourdement avec l’arrivée de cette soirée d’octobre.
Romain, vautré sur son canapé, en était à son troisième whisky, regardant les vitres s’embuer lentement de gouttelettes sombres.
La pluie était noire comme ses pensées du moment.
Les manches de son vieux pull marin étaient déchirées ici et là, maculées de traces de mazout tout juste séchées. Ça empestait un mélange de gasoil, de goudron, d’hydrocarbure puissant.
Il avait jeté son jean avec son ciré rouge en même temps que la combinaison distribuée à son arrivée sur les lieux.
Il avait laissé ses pataugas sur le paillasson de l’entrée, à la porte : « bonnes à mettre à la poubelle ».
« Non ! » grogna-t-il à mi-voix sans y prendre garde ; Il ne retournerait pas à ce foutu chantier demain matin : trop révoltant, trop déprimant, trop écoeurant de souillures, de saletés, d’oiseaux blessés ou englués, de coquillages tachés, d’algues agglomérées, de ce magma immonde qui avait envahi la côte depuis ce sinistre naufrage du tanker « Olaff »
Lorsque la nouvelle avait couru sur la presqu’île, il s’était précipité pour vérifier de ses propres yeux, refusant d’admettre l’annonce diffusée par les voitures de police équipées pour la circonstance de mégaphones et gyrophares.
Romain habitait une petite maison aux volets jaunes près du blockhaus. Il avait été sur place dans les trois minutes.
Ce qu’il avait découvert alors, l’avait sidéré, cloué sur place.
Une marée noire !
Il assistait à un début de marée noire…
La mer, sa mer, encore scintillante l’heure d’avant, était devenue cette masse sombre, lourde, gluante, visqueuse. Et les vaguelettes n’avaient pas tardé à déverser sur le sable blond leurs vomissures noires dans un clapotis sourd, lent et poisseux.
Une marée noire ! Il en avait toujours suivi les récits dans le passé à la radio ou au cours des journaux télévisés. Il s’était senti lâchement soulagé en quelque sorte. Malgré sa révolte, ce n’était ici, chez lui.
Mais là, ce jeudi dix octobre le bateau - erreur de navigation ou problèmes hélas récurrents d’épaves flottantes, le saurait-on jamais - avait éperonné les rochers affleurant dans cette partie du rail de navigation.
Il s’était ressaisi rapidement. L’heure n’était plus aux questions. Il fallait parer au plus urgent.
La population locale, dans un bel élan, s’était retrouvée sur les plages souillées, armée qui, de pelles, de sceaux, de sacs poubelles, de brouettes, de tout ce qui pouvait permettre d’enlever au plus vite cette gangue mortelle.
Ils avaient travaillé durement et sans relâche, pataugeant dans cette viscosité nauséabonde et sournoise.
Après des heures, dos cassé, moral en berne, pleurs contenus ou déversés silencieusement, Romain s’était redressé pour contempler le paysage. Il avait alors mesuré qu’il y en avait pour des jours et des jours de ce nettoyage insensé. On n’était même pas assuré que le bateau ne fuyait plus à l’heure actuelle.
Du coup, de rage, de désespoir, de chagrin, de fatigue, il était parti, comme un traître, tête basse rentrée dans les épaules, sans rien dire à personne.
Et pour finir cette journée lugubre, ce crachin qui s’était mis à tomber doucement, rajoutant à la tristesse.
Ecoeuré, saoul de lassitude et d’odeurs pestilentielles, trempé de sueur par la rage qu’il avait mis à enlever, ôter, charger cet agglomérat, il était rentré chez lui.
Il était resté figé près d’une heure, seul sur son bout de canapé, devant ce qu’il appelait « la stupidité indécrottable de l’espèce humaine ».
Il avait attrapé sa bouteille de vieux bourbon, et il s’était mis à boire, comme ça, comme pour tenter d’oublier.
Le premier verre de whisky, lui avait fouetté le sang et lui avait redonné un peu de vaillance, mais tout aussitôt, une immense lassitude lui était tombée sur les épaules. Il était incapable de repartir.
Alors, il avait pris un deuxième verre, puis un troisième. La chaleur de l’alcool l’avait doucement enveloppé, il s’était relâché, s’était mis à rêver éveillé, somnambule, presque euphorique.
La crique Sainte Marguerite !
Il en avait des souvenirs avec cette plage.
L’année de ses seize ans avec Noémie… un été complet avec elle et ses cheveux longs, blonds, si doux, tellement soyeux. Il n’aurait jamais cru que cela puisse lui faire autant d’effet, de passer sa main dans les cheveux d’une fille.
Il était devenu fou amoureux en un après midi. Il en sourit encore dans le salon devenu sombre.
Noémie ! Pourquoi ne s’étaient-ils pas retrouvés l’été suivant, il ne savait pas trop. Les amours d’une saison, d’un été, qui passent…
Il s’était vite consolé dans les bras de Magali, et puis Claire.
Ah ! Claire ! Sa flamme, sa lumière…
Claire, qui avait transformé sa vie, chamboulé son existence pour l’ancrer au final ici, sur la côte, depuis près de huit ans.
Quand il l’avait vue à cette fête de la sardine, il avait eu la certitude, comme ça, que c’était elle.
Il lui avait fallu développer de belles stratégies de séduction, de persuasion, avec persévérance, constance, pour l’arracher aux bras de Frédéric, un marin, forcément.
Claire ! Comment parler d’elle, de cette compagne, à peu de chose près de son âge de trentenaire, Claire, adorée, admirée, indépendante, courageuse et amoureuse.
Lorsqu’elle lui avait assuré qu’elle était marin pécheur, à cette fameuse kermesse du port du Croisic, ils avaient bien ri en cherchant les équivalents féminins de ce mot : Marin : Marine, ah, non surtout pas ça ! Pêcheur : pêcheuse ? Ca renvoyait trop de miasmes judéo-chrétien qu’ils détestaient autant l’un que l’autre. Alors ils en étaient restés au « marin pécheur » convenant que la langue française présentait bien des lacunes en matière de parité.
Pensant à Claire, soudain, il réalise qu’elle ne sera pas de retour avant quatre, cinq jours. Elle n’assistera pas à ce désastre, elle est en haute mer, quelque part au large de l’Irlande, là où l’océan est encore bleu, quoique, au vu de ce qu’elle lui relatait à ses retours, la haute mer n’était pas absente de souillures, de déchets, débris en tous genres.
Il se souvient, la première fois qu’il était allé la chercher à l’arrivée de la « Marie Josèphe », le chalutier de son patron Dédé. Elle avait les cheveux ébouriffés, les yeux rougis par la fatigue des longues heures de pêche, à être penchée sur le chalut à tirer, hisser, trier…là, à l’œuvre avec ses compagnons, qu’il fasse beau ou qu’il tempête. Les poissons n’attendaient pas. Quand le « banc » était détecté par le sonar, Dédé lançait le filet, et le travail commençait, sans répit.
Non, il ne l’avait pas trouvé belle, mais il avait été tout « remué » de la voir à la fois forte et fragile avec son grand tablier jaune. Elle finissait de laver le pont à grands coups de jets balayeurs.
Pour elle, il avait changé de métier, arrêté la menuiserie où il avait déjà laissé deux phalanges dans les dents de scies trop gourmandes.
Un jour, il avait eu vent d’une saline à prendre près du Pouliguen, il y avait vu comme un clin d’œil, un signe, une nouvelle certitude.
Romain s’était empressé de se mettre sur la liste des acquéreurs, avait suivi une formation de paludier, et jonglait depuis sept ans entre son état de ferronnier et de paludier.
Contre toute attente, ce nouveau métier s’était révélé tout à fait positif pour lui.
Il avait bien compris qu’il ne ferait jamais fortune avec cet or blanc, mais ce n’était pas son objectif.
Non, ce qui lui importait c’était ce nouvel équilibre qu’il avait acquis lentement en se frottant aux éléments : la mer, le vent, le soleil, le sel. Et tous ces oiseaux présents chaque jour avec lui sur les étiers, les œillets, ou les talus qu’il pouvait observer à loisir…
Une belle sérénité lui dilatait le cœur et les poumons lorsqu’il arrivait sur la saline, et les pulsations de son cœur ralentissaient progressivement.
Il avait compris, que la nature était maîtresse, la nature commandait, il n’était qu’un simple valet, un outil.
Il se laissait guider par elle, acceptait les années « maigres » ou les années de plein soleil qui le « grillaient » durant la saison.
Il récoltait sa fleur de sel avec amour, délicatesse et un doigté acquis rapidement, avant de prendre le gros, comme on disait ici.
Il était devenu paysan de la mer. Cette appellation lui convenait.
Parfois, Claire venait le rejoindre avec le pique-nique sur le marais, tard le soir, lorsque le soleil et le vent avaient asséché les œillets et que la récolte pouvait commencer.
Sans paroles ou presque, ils s’installaient sur le haut du talus qui dominait le marais, dînaient face au soleil couchant qui teintait la saline d’un rose proche du fuchsia, différent chaque jour.
Il avait le sentiment lors de ces moments suspendus, que c’était ça le bonheur. Il se sentait alors puissant et invincible.
Sans un mot il entourait les épaules de Claire et tous les deux respiraient amplement, goûtant, ces instants comme pour s’en repaître, s’en gaver, s’en nourrir dans une communion parfaite. Ils étaient en accord.
Le son lugubre de la corne de brume vient de faire sursauter Romain. Il s’est sans doute assoupi…..
Sa montre consultée d’un œil gonflé, lui indique sept heures vingt huit ; il ne s’est pas assoupi, il a tout simplement dormi sur son canapé.
Là-bas, quelque part sur la terrasse en surplomb de l’océan, les autorités locales scrutent la mer à la jumelle panoramique, pour suivre l’évolution des nappes de mazout. Mais la lumière du jour est encore trop laiteuse pour une observation minutieuse.
La corne de brume mugit de nouveau.
La colère de Romain s’est évaporée avec la nuit, il le sent.
Lorsqu’il veut se lever, les douleurs de son corps quelque peu meurtri se réveillent violemment, et le plaquent à nouveau sur le canapé.
Courbatures, mauvais sommeil, alcool ingéré hier soir, l’ensemble se conjugue pour le clouer, inerte sur les coussins.
Il rêve d’un café bien serré pour émerger un peu et se nettoyer les méninges.
Personne ne lui fera ce café, s’il ne se bouge pas !
Romain serre les dents, se déplie tant bien que mal, mains posées sur les lombaires. Il grimace, et tel un vieux pépé, s’avance vers l’îlot central de la pièce où les robots le lorgnent avec leurs boutons, leurs voyants, leurs signaux rouges, verts, jaunes.
Faire un café, tout de suite, maintenant !
Très vite l’arome embaume la salle et lui dilate les narines. Il va déjà mieux.
Il se sert une grande tasse bien chaude, et ouvre la baie pour humer un peu le temps qu’il fait.
Il croit qu’il va faire beau aujourd’hui, le crachin a lessivé le ciel. La marée haute était à six heures, coefficient 52.
L’évocation de la marée haute lui ramène instantanément le mazout à l’esprit.
« Les rochers vont avoir essuyé pendant la nuit, la grève va être recouverte » se dit-il à cet instant.
On frappe à la porte. C’est Daniel.
« On t’a pas vu hier soir ? Réunion de crise à huit heures à la mairie ce matin. Faut organiser le travail, on ne peut pas continuer n’importe comment, chacun dans son coin »
« Ok, répond Romain bougon. Tu veux un café ?
« Oui ! On va en avoir besoin, et si tu veux mon avis, inutile de foncer tête baissée, parce qu’à chaque marée, ça va « dégueuler » le gasoil, un maximum, partout !
Romain, ne répond rien ; il se déroule juste la scène et imagine le tableau d’ici. Un seul mot lui vient à l’esprit : désolation !
Il reprend un café.
Puis, Daniel file. « Huit heures à la mairie. » redit-il en partant.
Il reste dix minutes à Romain pour finir de se réveiller tout-à-fait.
Et Claire qui n’est pas là. Dieu qu’il aimerait nicher sa tête dans son cou ce matin, Dieu qu’il aimerait se lover dans ses bras un peu, beaucoup…Pourquoi n’est-elle pas là, justement ce matin ?
Il se traîne jusqu’à la douche, laisse couler l’eau chaude pour réchauffer ses muscles durs et endoloris.
Il enfile un vieux jean, un sweat, se disant que les « fringues » vont être bonnes à jeter tous les soirs, bah ! Ma foi, s’il n’y avait que ça, ce ne serait pas bien grave.
Et là, subitement, il pense à ses marais. Comment n’y a-t-il pas pensé hier soir ?
Est ce que la vasière est touchée ? Est-ce que les étiers ont été fermés. Sont-ils souillés ?
Le voilà tout à fait réveillé et prêt à se battre de nouveau.
Il finit sa tasse d’une seule lampée et sort enfourcher son scooter.
Lorsqu’il quitte sa maison, un sentiment étrange l’arrête dans son élan, sur le seuil de sa porte.
Quelque chose a changé, il n’arrive pas à définir ce qui l’intrigue, ce qu’il y a de différent.
Peut-être le bruit du ressac cotonneux, assourdi, inhabituel des vagues ?
Il ne sait pas, n’arrive pas à identifier ce changement pourtant perceptible.
Il démarre. Le bruit du moteur lui transmet la révélation : les oiseaux.
Le silence des oiseaux.
Aucune mouette, goéland ou cormoran ne piaille ce matin. Le silence est assourdissant.
Décidément, il n’avait pas tout mesuré hier.
Il roule vers la mairie, croise des silhouettes connues. Rester concentré. Il craint le grand déballage à la réunion.
Messieurs les responsables préparez-vous, risque d’y avoir du grabuge.
La vue des gendarmes près de l’hôtel de ville, lui hérissent les poils. Il soliloque : « il ne faut pas se tromper de cibles, les brigands, les truands, les salauds, c’est pas nous »
Se taire.
Les voisins, amis et connaissances sont déjà là. Personne n’est entré dans la salle, la nécessité de se voir, de se retrouver, de faire corps ensemble, pour rassembler les forces, et souder cette solidarité spontanée.
Ils sont nombreux, la plupart présentent la tête des mauvais jours avec les traits tirés, les yeux bouffis, le teint terreux et cette tristesse qui enveloppe chacun.
Les femmes se sont regroupées, elles savent faire bloc dans les moments difficiles, la plupart ont quelque chose à voir avec la vie des marins.
Paulo veut se mettre à haranguer le rassemblement. Il est immédiatement remis à sa place vertement. Ce n’est pas le moment de se diviser. Il faut s’unir, se concerter, s’organiser.
Romain reconnaît Jean Luc, il est venu ! Signe qu’il y a péril pour qu’il se soit décidé à bouger celui là.
Marc tape sur l’épaule de Romain, les mots sortent quelque peu hachés : « Suis passé au marais, tard hier soir. On a tout fermé. Ça tient !»
Romain plante alors ses yeux noirs dans les pupilles couleur mer de Marc, il a envie de l’embrasser. Il lui serre très fort la main, sans rien dire, mais en pensant : il est allé au marais, lui, il ne s’est pas tiré !
Raymond s’approche d’eux, il est allé voir le doyen de la cité pour lui expliquer les raisons de ce grand remue-ménage, la présence des flics, la corne de brume… c’est un ancien marin.
L’ancêtre l’a remercié et ses larmes se sont mises à couler en silence.
Jacques le boulanger arrive avec des caisses de croissants tout chauds. Une ovation le salue. Il n’a pas dû dormir beaucoup celui là non plus.
Romain est comme réchauffé par cette solidarité naturelle, gratuite, serre les mains ici et là avec ce quelque chose de plus dans ce partage. Il découvre que sous les écorces et les vies différentes, ils sont tous, les uns comme les autres, les uns autant que les autres, viscéralement attachés à leur bout de côte, leur bout de mer, qu’ils vont tout faire, et ensembles pour sauver le patrimoine auquel ils sont tant attachés.
Le soleil déjà généreux brille et chauffe les corps comme pour donner cette énergie et apporter un peu de douceur dans cette apocalypse.
Romain s’ébroue et pose la main sur l’épaule de Daniel.
Un grand cormoran sorti de nulle part, zèbre le ciel bleu.
« T’as vu ? » dit-il à son ami.
Hochement silencieux de tête.
Romain veut y voir comme un signe d’espoir.
Tout n’est pas perdu