Léa
Je roule depuis des heures, toute emplie d’une impatience joyeuse. En franchissant le grand pont de la Gironde, je commence vraiment à me sentir de retour chez moi. Ma chère maison est soudain là, évidente, après un dernier virage.
C’est une maison de pêcheur toute simple mais coquette avec ses volets rouges ; elle est nichée parmi d’autres au fond du Bassin d’Arcachon.
Quand le temps est clair, assise dehors sur le banc de bois, je contemple au loin, derrière les cabanes tchanquées, la Dune du Pilat, mystérieuse et un peu incongrue. J’imagine un nuage blanc tombé du ciel, ou bien je rêve d’une histoire de géant occupé à faire là son pâté de sable.
À Audenge, j’aime sortir de bon matin marcher le long du rivage et gaberner à la recherche des trésors oubliés par la mer. Puis, la faim venant, je m’arrête au bistrot de Geneviève déguster quelques huitres qui viennent d’être cueillies, tout en partageant avec mes voisins les rires et le petit verre de blanc. De retour chez moi, je m’installe confortablement, ferme les yeux et me prend à rêver … mon navire quitte le rivage et glisse sans bruit. Mon esprit s’évade et divague et le sommeil m’emporte bien loin.
Le centre du village n’est qu’à quelques centaines de mètres de ma maison, avec sa mairie, son église et ce qu’il faut de commerces. Pour m’y rendre je longe les cabanes de pêcheurs aux boiseries animées de couleurs vives et variées : bleu, vert, rouge … Mais la dernière maison, elle, est toute noire, et celle qui vit là intrigue tous les passants.
C’est en effet la maison de Léa, une petite femme très vieille et incroyablement voutée. Elle est vêtue de noir des pieds à la tête.
Les voisins se méfient d’elle : certains disent qu’elle sait jeter le mauvais sort. Personne n’ose lui parler mais chacun l’épie les rares fois où elle rentre ou sort de sa maison.
Impossible de savoir comment c’est chez elle : les carreaux des fenêtres sont noirs de crasse et j’imagine la tristesse de cette vie de solitude dans l’obscur.
Ceux qui ont aperçu un petit bout de chez elle par un entrebâillement furtif de la porte disent que c’est un vrai bazar là-dedans, qu’il y a des montagnes de tout et de rien accumulées sur le sol.
Léa me fait un peu peur … mais pas trop, quand même. J’ai pensé aller lui parler, et j’ai tenté un timide bonjour : mais les yeux rivés au sol, elle n’a pas semblé m’entendre. Le sillage malodorant qui la suis m’a vite dissuadée, je l’avoue, de poursuivre mon approche.
Pourtant il y a quelque chose qui m’attendrit beaucoup au sujet de Léa : quand elle se rend au marché, le mercredi matin, en tirant son vieux landau cabossé pour y jeter quelques légumes, elle porte sur ses habits noirs un collier rouge - pas un collier chic ou de valeur, mais un collier avec des perles de plastique, comme en font les petites filles. C’est très étonnant !
A-t-elle donc une âme d’enfant ? Ou bien est-ce le souvenir d’une petite fille qu’elle a connue et aimée ? Ou bien l’a-t-elle trouvé un jour en gabernant le long de la plage ?
Les voisins disent qu’elle a toujours habité là. Mais qu’en savent-ils ? Ils sont arrivés ici comme moi il y a quelques années et aucun d’entre nous ne connaît son histoire. Cela n’empêche pas les uns et les autres d’inventer des légendes à base de sorcellerie, de grands malheurs et de naufrages en mer. En tous cas, elle a dû bien souffrir, pour finir sa vie ainsi, si seule, perdue dans sa saleté.
Mais quand même, ce collier, n’est-ce pas le signe qu’il reste en elle un élan de vie … de vie de femme ?
Ackane